L'information libère, l'ignorance condamne

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par jean-yves proulx. Une version plus courte de ce texte est parue dans le point.


« Exempte de toute forme d’imputabilité. l’industrie de l’information a pu s’écarter progressivement de la notion de service public qu’elle est censée servir pour se rapprocher du pôle de la rentabilité, à la faveur des phénomènes qui la caractérisent, comme la marchandisation et la commercialisation de l’information. Tout en se drapant dans les nobles principes de la liberté de la presse et du droit à l’information, qui constituent ses mythes fondateurs et lui assurent une exceptionnelle liberté de mouvement, la presse ne cesse d’obéir toujours davantage à la raison du profit et participe d’une industrie du divertissement plutôt que d’un système de diffusion de l’information au sens strict. »[i] Armande Saint-Jean

« Informer c’est en quelque sorte, fournir non seulement la description précise – et vérifiée – d’un fait, d’un événement, mais également un ensemble de paramètres contextuels permettant au lecteur de comprendre sa signification profonde… »[ii] Igancio Ramonet


[i] Éthique de l’information, Fondements et pratiques au Québec depuis 1960, Armande Saint-Jean, PUM, Collection « Paramètres », 2002, p. 275

[ii] S’informer fatigue, Ignacio Ramonet, Le monde diplomatique, octobre 1993


À l’heure où l’information n’a jamais été aussi abondante, force est de constater que nos démocraties ont connu des jours plus heureux. Pourquoi le « quatrième pouvoir » ne remplit pas son rôle, celui d’être, justement, un contre-pouvoir?


L’état de la situation

Alors qu’il a été démontré que la situation financière du Québec lui permettait d’occuper une place enviable parmi les pays de l’OCDE[1], une majorité de Québécois la considèrent catastrophique.

Alors que des économistes de renommées internationales comme Stiglitz, Krugman, Pikety… maintiennent que l’austérité est le pire des remèdes pour remettre une économie en marche, majoritairement les Québécois seraient en accord avec cette politique du gouvernement Couillard.

Alors que bon nombre de citoyens croient que le « fardeau fiscal » des entreprises canadiennes est trop élevé, la Banque Mondiale nous révèle dans sa version 2016 de Paying Taxes[2] que le Canada se classe au 9e rang des pays qui taxent le moins ses entreprises. Son principal partenaire économique, les États-Unis, occupe le 53e rang.

Alors qu’on nous répète qu’on ne peut exiger davantage de redevances des minières actives au Québec, on apprend que sur plus de 7 milliards de dollars de minerai extrait en 2013-2014, le Québec aura touché moins de 24 millions de dollars[3] dont on devrait soustraire les 15 millions de dollars de frais d’administration gouvernementale que nous coûte le secteur des mines et ce qu’il nous en coûte pour la restauration des mines abandonnées…

Alors que nos gouvernements soutiennent qu’ils n’ont plus d’argent pour maintenir à flot nos systèmes de santé et d’éducation, ces mêmes décideurs ne cessent de diminuer les impôts des entreprises en prétendant que cela créera de l’emploi. Est-il besoin de rappeler que l’objectif premier d’une entreprise n’est pas de créer de l’emploi, mais de générer des profits ? Et les profits les plus faramineux encaissés au cours des dernières années ne l’ont-ils pas été suite à des licenciements massifs de travailleurs ?

De ces quelques exemples, pourrait-on conclure que l’information à laquelle les Québécois ont accès n’est pas à la hauteur de ce qu’exige une société démocratique ?

Du commerce de l'information, un commerce comme un autre

Les apparences sont parfois trompeuses. Plus le lectorat ou l’auditoire est nombreux, plus la publicité devient rentable. Il est donc impératif de faire en sorte que la programmation soit conçue en conséquence. Patrick Le Lay, l’ancien PDG de TF1, ne s’en cachait pas : « pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible »[4].

«Contrairement à ce que pensent nombre de mortels, un média est moins intéressé à vendre de l’information au public qu’à vendre des publics aux agences de publicité...»[5] écrivait Laurent Laplante, longtemps journaliste au Devoir.

Dans le même ordre d’idée, il est devenu normal qu’à l’intérieur d’un bulletin de nouvelles télévisé le diffuseur passe autant de temps à s’auto-encenser et à vedettiser ses animateurs qu’à informer. Et c’est pour cette raison que même la radio d'État doit nous répéter aux heures qu’elle est la « première » !

De l’indépendance journalistique

Paul Desmarais « a acheté La Presse dans le but d’en faire un journal résolument opposé à la souveraineté du Québec »[6]. Et pourquoi pas ? Puisqu’il en est le propriétaire.

Il en va de même de CBC/Radio-Canada : « le gouvernement canadien, quel que soit le parti au pouvoir, n’a jamais compris ni admis que, nonobstant les dispositions de la loi, la Société Radio-Canada n’était pas à son service… Du plus loin que je me souvienne… »[7] écrivait Claude Jean Deverieux. Il nous rappelle que l'« un des meilleurs interviewers-animateurs de tous les temps, Louis Martin, avait été forcé de démissionner au début des années 1970 après une entrevue sans concession avec Trudeau »[8]. Est-il besoin de rappeler que CBC/Radio-Canada doit, par son mandat, faire la promotion du fédéralisme ? Normand Lester a été suspendu pour l'avoir « oublié »[9]...

Même là où les propriétaires prétendent n’exercer aucun contrôle sur l’information, leurs journalistes connaissent bien les modes d’attribution des promotions… La pire des censures est « l’autocensure par laquelle les journalistes décident eux-mêmes de ne pas couvrir certains sujets qui seront vus d’un mauvais œil par des supérieurs dont le pouvoir est d’autant plus important que la précarité des journalistes se développe de façon inquiétante. »[10]

La plupart des journaux ont leur section « affaires financières ». Si ces entreprises de presse avaient pour mission d’informer tous les citoyens, pourquoi n’y retrouverait-on pas aussi une section « affaires syndicales »[11] ?

Et comment expliquer que des magazines d’information comme Consumer Report aux É-U ou Protégez-vous au Québec se privent de recettes importantes en refusant toutes publicités?

De l’information à diffuser

La maximisation des profits a inévitablement des conséquences sur le choix et la qualité du produit. On doit aller chercher et conserver le maximum de lecteurs ou d’auditeurs… et ce, avec le moins de journalistes possible. La concentration de la presse, particulièrement poussée au Québec, fait en sorte qu'on retrouvera le texte d'un même journaliste sur plusieurs plateformes. On imagine facilement la pression exercée sur chacun d’eux et le peu de temps de réflexion qu’ils peuvent consacrer à la rédaction de leurs textes.

Les situations politiques, économiques ou sociales sont souvent fort complexes. La majorité des journalistes, aussi compétents qu’ils puissent être, n’ont pas le temps de décortiquer les grands enjeux. On l’a vu, moins de journalistes, plus de profits. Il est plus rentable d’être « sur le terrain » que d’expliquer ce qui se passe derrière. Les vidéos tournées « en direct » lors d’une manifestation favorisent davantage les cotes d’écoute que les explications que nécessiterait l’événement.

Voici ce qu’écrivait Dominique Payette dans son rapport que lui avait commandé le gouvernement du Québec en 2011 : « … les médias perdent de plus en plus souvent de vue la poursuite de l’intérêt public au profit des intérêts commerciaux. Les journalistes interrogés sont plus de  % à être plutôt ou tout à fait en accord avec cet énoncé. Le même nombre considère d’ailleurs que les médias privilégient le sensationnel, l’alarmant et le divertissant plutôt que l’important ».[12]

Du rôle des relationnistes

Le relationniste, professionnel des relations publiques, a aussi pour mission d'informer. Il est un peu l’avocat de celui qui l’engage. Il est celui qui «dit la vérité, rien que la vérité, pas toute la vérité»[13]. Il restera au service de l’entreprise qui l’emploie si le message atteint bien sa cible. Pressé par le temps, il arrive que le journaliste publie simplement le texte que le relationniste aura « bien voulu » lui remettre : « 41 % du contenu des articles de presse » nous révélaient des chercheurs de l’Université Cardiff au Royaume-Uni.[14]

Déjà en 1990, il y avait 2 fois plus de relationnistes que de journalistes. Aujourd’hui, il y en a 6 fois plus.[15]

Du contrôle de l’information

Au congrès de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, en 2013, on déplore le fait que « les chercheurs-fonctionnaires ne peuvent parler librement aux médias sans l’autorisation préalable du service des relations publiques de leur employeur, le gouvernement canadien »[16]. Selon un sondage Environics publié en 2013 « près de trois scientifiques fédéraux sur quatre (74 %) estiment que la communication des résultats d’études scientifiques est devenue trop restreinte ces cinq dernières années »[17].

En 2010, « le gouvernement fédéral a décidé d’éliminer le formulaire détaillé de recensement obligatoire au profit d’une enquête à participation volontaire »[18].

« Les élus conservateurs de Stephen Harper devaient obtenir la permission du personnel du premier ministre pour accorder des entrevues.»[19] À Québec, à la demande de Philippe Couillard, « les élus doivent désormais éviter de parler aux journalistes à l’entrée du Conseil des ministres. »[20]

Présentant son dernier rapport, le président de la Commission d’accès à l’information, Jean Chartier, mentionne « que le Québec arrive dixième sur quatorze au Canada pour son manque de transparence gouvernementale selon une évaluation de 2015 du Center for Law and Democracy… »[21]

« Dans nos sociétés développées, la démocratie représente un danger pour les gouvernants : le peuple a trop tendance à se mêler de ce qui le regarde. Pour éviter de telles dérives, le contrôle des esprits est devenu un enjeu majeur » conclut Le Monde diplomatique.[22]

De l’abondance d’informations

On plaidera, et avec raison, que malgré tout nous n’avons jamais eu accès à autant d’informations. Télédiffuseurs, radiodiffuseurs, journaux, magazines... Et Internet qui nous livre presque tout ce qui s’écrit ou s’écoute dans le monde. Sans parler de l’apport des médias sociaux. De quoi se plaint-on ?

La quantité ne fait pas la qualité. Ignacio Ramonet, ancien directeur du Monde diplomatique, va plus loin : « les informations sont devenues tellement abondantes, tellement truffées de parasites (soft news, infotainment, trash news) qu’elles nous asphyxient littéralement… Cet excès bloque la voie vers la connaissance. L’homme contemporain court ainsi le risque de devenir un ignorant bourré d’informations. »[23]

De l'information au service des citoyens

N’est-il pas inquiétant qu'un État confie à l’entreprise privée le soin d’informer ses citoyens ? « Propriété et contrôle des médias de masse, cela permet la circulation, dans l’ensemble de la société, d’idées essentiellement favorables aux milieux d’affaires » nous rappelle Jim Stanford dans son Petit cours d’autodéfense en économie.[24]

Quand une entreprise de presse appartient au propriétaire d’une grande compagnie d’assurance privée, n’est-il pas normal que son réseau d’information revienne régulièrement pour promouvoir la place du privé dans un réseau de santé public ?[25]

Pire encore, selon Hubert T. Lacroix, président de CBC/Radio-Canada, « les subventions publiques et les avantages ‒ directs et indirects ‒ que les radiodiffuseurs privés reçoivent sont de l’ordre de 900 millions de dollars par année »[26].

Dans ce décor médiatique, il ne faudrait pas oublier l'Institut économique de Montréal et l'Institut Fraser dont les fonds proviennent de la grande entreprise, ce qui n'empêche pas le premier de s'afficher « organisme sans but lucratif »[27] et le second de détenir un « registered charitable status »[28], avec tous les avantages fiscaux que cela entraîne...

Les citoyens, par leurs impôts, financent donc la grande entreprise pour qu’elle défende ses intérêts... et bien souvent au détriment des leurs.

Une société nationale de l’information financée par les deniers publics

L’information a un coût. Elle reflète les intérêts de ses bailleurs de fonds. Si les citoyens veulent être informés, ils doivent en payer le prix. C’est ce qu’ont réalisé quatre ex-journalistes du journal Le Monde. En 2008, ils ont fondé Mediapart, journal web sans publicité dont l’abonnement payant doit garantir son indépendance.

Au Québec, Vigile, l’Aut'Journal, MétéoPolitique, pour ne nommer que ceux-là, obtiennent leur financement de ce que leur versent leurs abonnés. Le Devoir, où la publicité est quasi inexistante, tient le même pari. Il faut souligner le travail exemplaire qu’accomplissent l’IRIS et l’IRÉC dont les études apportent un regard citoyen sur les grands enjeux qui nous préoccupent.

Alors que l’ensemble de la société pourrait en bénéficier, seuls les citoyens conscients du besoin d’une telle information et qui en ont les moyens leur apportent leur soutien. Un problème subsiste, ces organismes demeurent sous-financés.

Ne serait-il pas du devoir de tout État démocratique d’assurer à ses citoyens ce droit à une information qui défend leurs intérêts, un service essentiel à l’accomplissement de leurs devoirs ? Ce qu’Armande Saint-Jean, dans son livre Éthique de l’information, appelait « une obligation pour les citoyens d'assumer, par l'entremise de l'État, un type de responsabilité collective » .[29]

Ne devrait-on pas inscrire « dans la loi son rôle de service d’intérêt public et garantir son indépendance autant vis-à-vis du pouvoir politique que de l’argent. »[30] L’information doit être considérée comme bien commun, tout comme l’éducation. Et à ce titre, son financement ne devrait-il pas être assuré par l’État, c’est-à-dire par l’ensemble de ses citoyens ?

À l'échelle internationale, au chapitre d'un financement public de l'information, le Canada fait piètre figure. Il investissait annuellement 34 $ par habitant dans son diffuseur public CBC/Radio-Canada. Et c’était avant les récentes coupes… En comparaison, la France y consacre 78 $ par habitant, le Royaume-Uni 111 $, l’Allemagne 147 $, la Suisse 155 $ et la Norvège 164 $.[31]

Une telle société ne devrait-elle pas être mise sur pied par l’État québécois. À titre d’exemple, les citoyens ne seraient-ils pas ainsi davantage en mesure de décider s’ils doivent rester au sein de la Confédération canadienne ou prendre leur destinée en main ?

Ceci étant dit... il demeurera toujours que « s’informer fatigue et c’est à ce prix que le citoyen acquiert le droit de participer intelligemment à la vie démocratique » nous rappelle Ignacio Ramonet.[32]



[1] État de la dette du Québec 2014, IRIS, Francis Fortier et Simon Tremblay-Pepin – http://iris-recherche.s3.amazonaws.com/uploads/pub...

[2] Paying Taxes 2016 : The global picture. The changing face of tax compliance in 189 economies, PricewaterhouseCoopers, Banque mondiale, p. 130-132 – https://www.pwc.com/gx/en/paying-taxes-2016/paying...

[3] Moins d’un million de dollars par mine, Michel Pepin, le 1er mai 2015, http://blogues.radio-canada.ca/politique/

[4] L’information responsable Un défi démocratique, Jean-Luc Martin-Lagardette, Éditions Charles Léopold Mayer, Paris, 2006

[5] Laurent Laplante, L'information, un produit comme les autres?, IQRC, 1992, p. 19

[6] L’oligarchie, ça suffit, vive la démocratie, Hervé Kempf, Seuil, L’Histoire immédiate, 2011, p. 99

[7] Derrière l’information officielle, 1950-2000, Devirieux, Claude Jean, Septentrion, 2012, p. 13

[8] Ibid., p. 204

[9] L’affaire Normand Lester, Frédéric Denoncourt, Voir - https://voir.ca/societe/2001/11/29/laffaire-normand-lester-chronique-dun-depart-annonce/

[10] L’information responsable Un défi démocratique, Jean-Luc Martin-Lagardette, Éditions CLM, Paris, 2006, p. 29

[11] Le bien commun, Noam Chomsky, Écosociété, 2013, p. 61

[12] L’information au Québec : un intérêt public, Rapport dirigé par Dominique Payette, 2011, p. 57

[13] Laurent Laplante, op. cit., p. 30

[14] Frères ennemis, Stéphane Baillargeon, http://www.ledevoir.com/societe/medias/420237/frer...

[15] Stéphane Baillargeon, Le Devoir, 27 juin 2013 et 4 octobre 2014

[16] http://impactcampus.qc.ca/sciences-et-technologies/congres-de-la-fpjq-la-science-baillonee-sous-lere-harper/

[17] Les scientifiques fédéraux se disent bâillonnés, Normand Rhéaume, TVA Nouvelles - http://tvanouvelles.ca/lcn/infos/national/archives...

[18] Recensement: le formulaire détaillé obligatoire éliminé, Jennifer Ditchburn, La Presse - http://www.lapresse.ca/actualites/politique/politi...

[19] Quand le contrôle tue le message, Marco Fortier, Le Devoir, http://www.ledevoir.com/politique/quebec/433136/co...

[20] Ibid. Marco Fortier

[21] Portrait du Québec opaque, Le Devoir, Stéphane Baillargeon - http://www.ledevoir.com/societe/actualites-en-soci...

[23] L’explosion du journalisme, des médias de masse à la masse des médias, Ignacio Ramonet, Gallimard, p. 45

[24] Petit cours d’autodéfense en économie, L’abc du capitalisme, Jim Stanford, Lux, Montréal, 2011, p. 322

[25] L’information La nécessaire perspective citoyenne, Raymond Corriveau Guillaume Sirois, PUQ, 2012, p. 46-47

[26] Livre blanc sur l’avenir de CBC/Radio-Canada, Étude de la firme Nordicity pour CBC/Radio-Canada, p. 30 – https://amisderadiocanada.files.wordpress.com/2014...

[27] Institut économique de Montréal - http://www.iedm.org/fr/31148-qui-sommes-nous

[29] Armande Saint-Jean, op. cit., p. 68

[30] Jean-Luc Martin-Lagardette, op. cit., p. 124

[31] Livre blanc sur l’avenir de CBC/Radio-Canada, op. cit., p. 33

[32] S’informer fatigue, Ignacio Ramonet, Le monde diplomatique, octobre 1993 – http://asl.univ-montp3.fr/e32mcm/SinformerFatigue-...