La mort kilométrique

par carolane babineau, collaboration spéciale

Le silence des morts venus d'ailleurs

Ce n’est pas d’hier que des vagues de terrorisme inondent ici et là les quatre coins de la planète. Afrique, Amérique, Europe, Asie et Océanie, aucun continent n’est épargné. Le 13 novembre 2015, Paris tremblait sous l’assaut des soldats affiliés à l’État islamique. Le 22 mars dernier, la capitale européenne, Bruxelles, était frappée à son tour. Deux événements qui ont soulevé une marée de sympathies internationales.

À pareille date, ailleurs dans le monde, des dizaines d’attentats ont également touché d’autres pays – Somalie, Libye, Turquie, Irak, Afghanistan, etc. – avec, en bout de piste, des centaines de morts. Alors que les attentats commis en territoire occidental ont défrayé les manchettes, les médias ont très peu parlé des bombes qui ont explosé au sud de l’équateur. Une théorie journalistique relativement simple explique ce phénomène : la mort kilométrique.

La mort kilométrique

Il va sans dire que les citoyens sont davantage interpellés par ce qui se passe géographiquement près d’eux. Proximité émotive oblige, un malheur qui s’abat sur notre pâté de maisons touchera davantage que ledit malheur à l’autre bout du monde. Idem en matière de tragédies internationales. Ainsi, depuis une dizaine d’années, la mort kilométrique est enseignée dans les écoles de journalisme pour jauger la pertinence d’une nouvelle. Le calcul est simple : il faut diviser le nombre de morts par le nombre de kilomètres qui distancent l’événement de l’auditoire. Il faudrait donc 100 morts en Afrique pour en égaliser un ici…

À la lumière des statistiques compilées par la firme d’analyse média Influence Communication, la scène internationale a occupé moins de 4 % de l’actualité québécoise en 2015, à peine plus de 7% au Canada. En retour, les sports ont fait couler beaucoup d’encre, soit plus de 16 % au Québec et 11 % au Canada. À quelques exceptions près en provenance des États-Unis, de la France et de la Belgique, les nouvelles à saveur québécoise et canadienne occupent quasiment tous les barreaux de la courte liste des 50 nouvelles les plus courues en 2015.

De l’avis du président d’Influence Communication, Jean-François Dumas, les nouvelles internationales coûtent cher aux groupes médiatiques canadiens et intéressent peu l’auditoire. Selon lui, « le Québec demeure […] la région occidentale où il y a le moins d’informations internationales », note-t-il. « Nous sommes profondément québecentriques », ajoute M. Dumas dans une entrevue accordée à la Fédération professionnelle des journalistes du Québec. Cela dit, les Québécois ne détestent pas lorgner de l’autre côté de l’Atlantique, vers la France, pour voir de loin ce qui s’y passe. Ce qui explique que l’attentat de novembre dernier survenu à Paris est la deuxième nouvelle qui a eu le plus d’écho dans l’histoire contemporaine des médias québécois, après la tragédie de Lac Mégantic. « La France est le pays qui génère le plus d’intérêt dans les médias québécois, davantage même que les États-Unis », remarque M. Dumas.

On parle alors de la loi de proximité, qui côtoie de près le concept de mort kilométrique. Si l’on s’intéresse davantage à notre voisin immédiat qu’au continent voisin, l’on s’attache plus facilement à celui qui nous ressemble, celui avec qui l’on partage une culture similaire. Par exemple, les médias québécois auraient-ils repris en boucle les attentats perpétrés au Burkina Faso en janvier dernier si six Québécois n’étaient pas tombés sous les balles? En retour, qui se souvient de l’attentat du 7 janvier 2015 en Libye qui a fait 50 morts ou bien l’attaque du 15 janvier en Somalie où des dizaines de personnes sont décédées?

Safety check

Créé récemment par Facebook, le Safety check semble également régie par le concept de mort kilométrique. Le service permet de connaître en temps réel la situation des usagers du réseau social lorsqu’ils se trouvent au cœur d’une catastrophe. Par exemple, la vérification Safety check fut lancée par Facebook lors des attentats terroristes de Paris le 13 novembre, mais pas la veille lors d’une attaque similaire à Beyrouth qui avait fait une quarantaine de morts. Un « choix » kilométrique qui avait soulevé une certaine controverse.

article publié dans le nouvelliste du 10-11 septembre 2016